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Défense, marine et stratégie
5 avril 2014

L’illusion nucléaire de l’Ukraine.

nucleaire_proliferation

Par Gareth Evans*

GENÈVE - Un argument très répandu de nos jours voudrait que l’Ukraine ne connaisse pas les difficultés qu’elle vit actuellement si elle avait conservé son arsenal important d’armes nucléaires à la fin de la guerre froide. Cette affirmation a des conséquences politiques dangereuses et ne doit pas rester incontestée.
Même si, en surface, l’argument reste plausible, il ne résiste pas à l’examen des faits dont nous disposons sur la façon dont les États se comportent. Les armes nucléaires n’ont tout simplement pas les effets dissuasifs que le commun des mortels lui attribue, que le contexte soit d’empêcher la guerre entre deux grandes puissances nucléaires ou de protéger les États plus faibles contre les attaques conventionnelles. 

La théorie veut que l’équilibre de la terreur nucléaire entre les États-Unis soit ce qui aurait maintenu la paix tout au long de la guerre froide, et aurait ainsi joué un rôle important pour refroidir les ardeurs d’autres belligérants éventuels (notamment entre l’Inde et le Pakistan, l’Inde et la Chine ainsi qu’entre les États-Unis et la Chine). Cette théorie n’est toutefois pas aussi fondée qu’elle paraît. Dans toute la période de la guerre froide, aucun événement ne peut venir confirmer l’hypothèse que l’Union soviétique ou les États-Unis auraient été empêchés d’intervenir militairement par crainte de l’arsenal nucléaire de l’autre camp.

Le fait de savoir qu’un adversaire détient des armes suprêmes de destruction (comme les armes chimiques et biologiques avant 1939) aurait empêché dans le passé la guerre entre les grandes puissances. Mais les expériences de destruction massive des villes où l’éventualité de décès civils de masse n’a pourtant pas fait reculer les instances du Japon même après les bombardements atomiques d’Hiroshima et de Nagasaki. Il existe maintenant des preuves historiques sérieuses que la cause principale qui ont mené le Japon à la reddition n’était pas due aux attaques nucléaires ; mais plutôt à la déclaration de guerre de l’Union soviétique plus tard dans la même semaine.

Mais si ce n’est pas le désarmement nucléaire qui a préservé la «longue période de paix» depuis 1945, qu’elle en est donc la raison ? Une autre explication plausible serait simplement que les grandes puissances se sont rendu compte qu’après l’expérience de la Seconde Guerre mondiale (et tous les progrès technologiques rapides qui ont suivi) les ravages infligés par toute guerre seraient d’une horreur telle qu’ils dépasseraient de beaucoup tout avantage éventuel.

Qu’en est-il de la notion, plus proche de la situation actuelle de l’Ukraine, que les armes nucléaires servent d’égalisateur stratégique, un élément nécessaire pour compenser les forces et équipements militaires conventionnels inférieurs? Évidemment, la Corée du Nord estime que la possession d’un nombre, quand bien même minime, d’ogives nucléaires constitue un facteur dissuasif contre toute menace au régime. Les exemples de la Serbie en 1999, de l’Irak en 2003 et de la Libye en 2011 sont là pour en témoigner, renforçant sans équivoque la perception que les États dénués de telles armes sont particulièrement vulnérables.

Pourtant des armements dont l’utilisation serait manifestement suicidaire ne constituent pas en fin de compte une dissuasion très crédible. Ces armes ne pourront arrêter le genre de dérive que nous voyons maintenant en Ukraine, car les risques liés à leur utilisation délibérée sont tout simplement trop élevés. Dans ce genre de confrontation, les deux camps sont très conscients de cet état de fait. 

Le président de la Russie, Vladimir Poutine, sait que l’Ukraine n’oserait pas plus utiliser l’arme atomique contre Moscou que les États-Unis pour rétorquer à l’envoi de chars d’assaut en Crimée ou même à Dnipropetrovsk.

Les armes nucléaires ne sont pas les instruments de stabilité présumés. Peut-être est-ce parce que l’échelle de destruction des armes nucléaires à des fins militaires est pratiquement impensable dans presque tous les scénarios. C’est sans doute ce tabou éthique qui gênait justement le secrétaire d’État des États-Unis, John Foster Dulles lorsqu’il déclarait que si les États-Unis avaient eu recours aux armes nucléaires en Corée, au Vietnam ou pour défendre Taïwan contre la Chine «c’en aurait été fait de la réputation internationale actuelle des États-Unis».

Quelle qu’en soit la cause, des conflits se sont souvent déclarés dans lesquels les armes nucléaires auraient pu jouer un rôle, mais où rien de tel n’est arrivé. Il suffit de consulter la longue liste de conflits dans laquelle des puissances sans arsenal nucléaire ont attaqué directement des puissances nucléaires ou qui n’ont pas été dissuadées par l’éventualité d’une intervention nucléaire : la guerre de Corée, la guerre du Vietnam, la guerre du Kippour, la guerre des Falkland, les deux guerres en Afghanistan depuis les années 1970 et la guerre du Golfe.

Il y a aussi des cas où les deux camps sont dotés d’armes nucléaires, un fait qui au lieu de servir de facteur contraignant, a donné l’occasion à l’un des camps de se lancer dans des interventions militaires de petite échelle sans crainte sérieuse de réplique nucléaire, les enjeux d’une telle réaction étant trop élevés. Rappelons-nous la guerre de Kargil entre le Pakistan et l’Inde en 1999.

Il existe un nombre substantiel de données empiriques ainsi qu’anecdotiques qui vient étayer les publications traitant du «paradoxe de la stabilité/instabilité» une notion voulant que ce qui semble être un équilibre stable de dissuasion nucléaire incite à plus de violence. L’éternel credo conservateur est que «l’absence d’armes nucléaires réduise les risques de guerre conventionnelle dans le monde». Il est pourtant plus probable que c’est justement la présence d’armes nucléaires qui a diminué le coût de ce type de conflits.

Chose certaine, c’est que la présence d’armes nucléaires en Ukraine aurait ajouté ceci à la situation actuelle : une autre immense couche de risques potentiels, constitués du risque de se précipiter dans une catastrophe par accident, erreur de calcul, problème de système informatique ou par sabotage. Même ceux qui croient dur comme fer à l’effet de dissuasion nucléaire sont forcés de constater qu’elle constitue un fondement extrêmement fragile au maintien de la paix.

On ne peut tout simplement présumer que la rationalité sereine en question prévaudra toujours dans le théâtre des événements extrêmement tendus d’une crise en temps réel. Il n’est pas non plus possible d’exclure hors de tout doute la possibilité d’erreurs humaines ou techniques où des événements anodins sont interprétés comme des menaces (comme en 1995, lorsque le président de la Russie, Boris Eltsine a dû donné l’ordre d’intercepter immédiatement un missile de l’OTAN détecté sur le territoire russe, qui s’est avéré une fusée lancée par la Norvège à des fins scientifiques).

Il existe également de nombreux risques de malentendus (aggravés par la complexité actuelle des armes cybernétiques) ainsi que d’une erreur intrinsèque de systèmes. La consultation des archives des années de guerre froide révèle que le monde a frôlé la catastrophe à maintes reprises beaucoup plus qu’on l’estimait à l’époque. Et les rapports récurrents de défaillances en matière de sécurité et de problèmes aigus de moral des troupes dans les sites de missiles américains constituent aujourd’hui un autre facteur alarmant qui rend la situation encore plus préoccupante.

Les chantres des armes nucléaires semblent avoir un appétit inépuisable pour les arguments fallacieux. Les arguments que nous avons entendus dans le contexte de l’Ukraine laissent croire que leur diète ne s’est pas améliorée.

Traduit de l’anglais par Pierre Castegnier
*Ministre des Affaires étrangères  de l’Australie de 1988 à 1996 - A coprésidé la Commission internationale sur la non-prolifération nucléaire et le désarmement en 2009 et est le coéditeur de Nuclear Weapons: The State of Play (Armes nucléaires : état des lieux).

Source : http://www.lequotidien-oran.com/index.php?news=5196395

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